Interview de Zafira Ouartsi, directrice d'Artissimo.
Bonjour, merci d'avoir accepté l'interview. Est-ce que vous pouvez vous présenter s'il vous plaît ?
Je m'appelle Zafira Ouartsi, je suis la fondatrice et directrice d'Artissimo.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
Je suis avocate de formation, mais après avoir passé mon diplôme j'ai créé Artissimo en janvier 2000 en pensant pouvoir pratiquer mon métier d'avocate tout en gérant l'école. Et puis finalement j'ai choisi de continuer de gérer uniquement Artissimo.
Donc à la base c'était perçu comme une activité secondaire ?
Non, pas du tout, mais il était question que nous lancions le projet avec ma sœur, puis qu'elle s'en occupe afin que je puisse chapoter ça de loin, et finalement la vie en a décidé autrement (rires). C'est un domaine que j'ai découvert il y a 21 ans, qui était absolument passionnant –il y avait beaucoup de choses à faire. Entre temps, pour des raisons personnelles, ma sœur a décidé de quitter l'Algérie, donc je n'avais plus trop le choix, mais c'était volontaire et c'est très bien ainsi.
Qu'est-ce qui vous a poussé à vous tourner vers l'art, après la fin de vos études ?
Jeune, dans les années 80, il y avait une certaine émulation culturelle en Algérie. Il y avait pas mal de coopérants qui venaient des pays de l'Est, ce qui fait que tout le monde autour de moi pratiquait une activité artistique. J'ai fait du piano, je faisais aussi de la musique andalouse (du luth) et de la danse classique. Il y avait beaucoup de spectacles. C'est quelque chose dans lequel j'ai grandi. Il se trouve que durant les années 90, avec la décennie noire tout s'est arrêté : l'Algérie était dans une phase sombre, donc la vie culturelle s'est mise en stand-by. J'avais moi-même arrêté de pratiquer ces activités à cause de mes études. Je me suis rendue compte après quelques années que cette atmosphère me manquait, que même si je n’étais pas spécialement douée, il y avait un vide dans ma vie. L’art me manquait ! J'en ai discuté avec ma sœur, par hasard, et elle m'a confié que c'était exactement pareil pour elle. Mon père était un mélomane, on écoutait de la musique, de l'opéra… Quand on est petit, on se moque de ça, ça nous embête mais en grandissant, je me suis rendue compte que ça faisait partie de moi. Nous nous sommes dit que si ça nous manquait à nous, alors il devait y en avoir d'autres à qui ça manquait. C'est comme ça qu'on s’est dit pourquoi ne pas ouvrir une école et transmettre à d’autres ce que nous avions eu la chance d’avoir appris. Les choses se sont faites de manière très spontanée : nous avions parlé du projet en octobre et, en janvier, Artissimo avait ouvert ses portes.
Est-ce que vous avez rencontré des difficultés, au cours de l'évolution du projet, de 2000 à aujourd'hui ?
Z : Oui, il est clair qu'on est confronté à tout type de difficulté. Pour vous expliquer l'évolution d'Artissimo, quand on a commencé en 2000, nous proposions des cours artistiques dans différentes disciplines. En 2002 nous avons obtenu un agrément du ministère de la formation professionnelle ce qui nous a permis de faire des formations diplômantes. Donc, en plus des cours amateurs nous faisions de la formation. Petit à petit les événements culturels ont fait partie de notre programmation, à travers l'organisation d'expositions, de conférences, de spectacles... Tout cela paraît très sympa mais ça n'a pas été un long fleuve tranquille. Il y a eu parfois des soucis administratifs. Trouver de bons enseignants était aussi un problème, trouver des personnes compétentes est un vrai défi qui perdure d'ailleurs, mais qu'on appréhende de manière différente aujourd'hui. Il fallait aussi convaincre ! Lorsque nous avons ouvert, le succès a été immédiat, mais je me suis rendue compte cinq, six ans après que proposer une activité culturelle n'est pas une priorité dans notre société. Ça ne veut pas dire que les gens ne s'y intéressent pas, mais ce n'est pas une priorité, nous devions fournir beaucoup plus d'efforts qu'un autre établissement pour continuer d'exister.
Je pense que vous avez quelque part répondu à la question suivante, mais quelle est la visée de votre école et quelle est sa spécificité par rapport à une autre ?
Notre spécificité est que nous avons toujours choisi de pratiquer l'art de manière transversale ; nous croyons à la pratique diversifiée. Pratiquer uniquement une discipline n'est pas suffisant, surtout lorsqu’on est jeune. Faire à la fois de la musique, de la danse, du théâtre, c'est important pour nous, parce que ça ouvre le champ de la connaissance et ça permet de toucher à tout, avant de trouver une activité principale. Notre singularité est de proposer ce panel d'activités diversifiées mais qui fait partie d’une même famille : celle de la culture. Derrière ça, il y a toute une philosophie de vie qui se développe dans laquelle se côtoient la remise en question, le rêve, la beauté, la sensibilité, l’imaginaire. Ce qui a changé par contre, c’est que depuis janvier 2020, nous avons lancé un grand chantier pour transformer l'école d'art en hub créatif : bien entendu, nous continuons de donner des cours, qui sont maintenant des cours individuels et personnalisés, destinés à des personnes – adultes et enfants - qui ont un objectif bien précis. Cette formule est très intéressante car elle permet d’augmenter l’efficacité des ateliers et des formations. Par ailleurs, nous aidons les artistes entrepreneurs et les porteurs de projets dans le domaine de l'art à professionnaliser leurs démarches, notamment en management. Nous les accompagnons pour acquérir de nouvelles compétences afin que leur projet soit viable : calcul des prix, le model économique, technique de communication et de marketing pour se faire connaître, la prise de parole en public etc. De plus, nous leur offrons notre espace pour faire connaître leurs œuvres. Cela peut concerner par exemple des designers qui veulent créer une agence de conception, des musiciens qui veulent monter un groupe de musique, des danseurs qui veulent créer une compagnie. Ces projets peuvent aboutir à la création de startups culturelles.
Vous êtes donc un tremplin ?
Exactement ! Nous leur mettons à disposition un espace, nous proposons une scène, et ça permet de leur donner de la visibilité. Nous travaillons aussi avec les entreprises à qui nous proposons différents services : ateliers de créativités destinées aux managers, aux employés, teambuilding artistique pour fluidifier les relations entre collègues, avoir de nouvelles idées, innover, renforcer la cohésion de groupe à travers la créativité. Nous croyons à la notion du management par l’art.
Très bien, passons à des questions plus théoriques : quelle est, selon vous, la réalité de la scène artistique en Algérie, avant et post-covid ?
Avant le covid, j’ai observé une nette évolution depuis notre ouverture. Il y a eu beaucoup d'initiatives et c'est allé crescendo. C'est très bien, mais c'est une réalité un peu biaisée. Comme il n'y a pas un écosystème favorable, beaucoup de projets et d'initiatives se font dans une durée très limitée. Par exemple, les artistes exposent dans des galeries, mais derrière, il n'y pas beaucoup de ventes... Il y'a des 'îlots de création et une volonté de faire bouger les choses, mais ça reste, selon moi, très artisanal et déstructuré. Tout dépend bien-sûr des secteurs, tous ne sont pas logés à la même enseigne. Mais depuis le Covid, c'est très difficile, il y a un manque de visibilité, des difficultés économiques, comme partout ailleurs. Depuis janvier, les choses sont en train de reprendre, mais tout reste à faire, je considère que dans le domaine des arts, nous sommes aujourd'hui dans un terrain vierge.
Mais quand vous parlez de créativité, de volonté qui est déjà présente, vous dites quelque part que la base est là ?
Ah oui, bien entendu ! Grâce aux différentes initiatives menées depuis des années, on peut dire que la base existe. Selon moi, la question qu'il faut se poser, c'est est-ce qu'à long terme, les projets sont pérennisés ? Pas vraiment, mais ce n’est pas grave. Il y a une nouvelle génération d'artistes qui est très intéressante, qui a des messages à faire passer. Celle-ci exposerait si elle est bien accompagnée.
Puisque vous parlez de la jeunesse, est-ce que vous pensez que la nouvelle génération honore et intègre bien dans sa production le patrimoine algérien ?
C'est une question intéressante. Tout d'abord, on ne peut pas être juge de ça, puisque chacun considère le patrimoine avec son regard personnel et son vécu. Il n'y a pas une formule magique qui fait qu'on honore ou non le patrimoine algérien. Par contre, tout artiste algérien porte en lui son identité algérienne et son Algérie telle qu'il la ressent, telle qu'il la voit et selon la manière dont il se projette dans cette société. À partir de là, je n'ai pas la légitimité de dire si la jeunesse algérienne honore son patrimoine. Qui suis-je, moi, pour affirmer cela ? Mais ce sont des représentations, et selon moi, plus les expressions sont diverses, plus cela veut dire que notre pays est riche, puisqu'il est vu, observé, dessiné, chanté de différentes manières, et chacun prendra celle qui l'intéresse et fera ses choix. Pour moi, un patrimoine ne peut être riche que s'il est diversifié et pluriel.
Donc quoi qu'il en soit, l'œuvre de nos jeunes artistes est marquée par cet environnement.
Oui, car ils sont dans un territoire, ils ont leur identité, ils sont imprégnés de leur culture et de ce qui se passe. Après, tout dépend. Certains vont l'exprimer de manière naïve, d'autres seront plus engagés, certains sont dans la projection, d’autres, dans la fiction… Le tout constitue une création algérienne spécifique. Je parlais tout à l'heure avec un designer qui malgré le fait qu'il ne vive plus ici, et qu'il ait fait le tour du monde, reste très imprégné par son « algérianité ». C'est une chose que chacun de nous porte en lui. Ce qui n’empêche pas de s’inspirer d’autres influences bien sûr.
On a des dizaines d'œuvres d'art dans l'espace public, notamment ici, à Alger centre, devant lesquelles on passe sans faire attention et qui sont dans un état de délabrement, concrètement, qui peut les réhabiliter et comment s'y prendre ?
Vous parlez là de politiques publiques culturelles. D'abord, quand on parle d'œuvres d'art, certes il y en a beaucoup dans l'espace publique, il y en a qui ont été détruites. Il y a eu une importante polémique, il y a quelques années : un tronc d’arbre sculpté par un artiste qui décorait la rue Ben M’hidi a été enlevée du jour au lendemain sans savoir pourquoi ! Alger centre est un musée à ciel ouvert : les immeubles haussmaniens, la casbah, sont des vraies œuvres d'art. Malheureusement, ce travail artistique de haute valeur est détruit ou du moins, n’est pas entretenu. Il n'y a pas eu de classifications, certaines boutiques abritaient de magnifiques fresques murales mais beaucoup ont disparus, à cause d’acheteurs non cultivés qui les ont remplacés par du placo-plâtre. Tout cela est possible car les lois ne sont pas appliquées. Ça devrait être une priorité de mettre en place une politique publique de préservation de ces œuvres, et il devrait y avoir des services de contrôles pour vérifier qu'elles ne sont ni détruites ni détériorées. Tout n’est pas perdu. Des artistes, des artisans et des restaurateurs peuvent rénover ces monuments, Il faut simplement qu’il y ait une vraie politique de préservation qui soit mise en place.
Toujours dans le registre des politiques à mener, il y a un débat dans le monde pour déterminer si l'art doit être rentable pour exister, et donc bénéficier de subventions, comme en France, où on parle d'exception culturelle française, et donc c'est une question de modèle qui se pose : où doit-on se situer ?
Je n'ai pas de position tranchée là-dessus. Parce que je ne pense pas qu'il y ait un modèle à choisir au détriment de l'autre. Subventionner les artistes, soutenir la création artistique est nécessaire, mais ne doit pas être obligatoirement portée par les pouvoirs publics. Ça peut être le rôle des mécènes, des opérateurs économiques, des fondations. … Nous vivons dans dans un monde globalisé qui fait que si les pays ne protègent pas leur création antistatique, elle peut être amenée à disparaître. Donc ça devrait être une priorité politique. Cependant ce soutien doit être fait dans les règles de l'art ☺ il ne faut pas que ces soutiens soient une entrave à la création.. La liberté de l’artiste est primordiale. Il faut donc faire très attention à cette ligne rouge qui doit permettre d'équilibrer les choses : favoriser la liberté de la création et soutenir celle-ci en même temps. Je suis aussi dans une optique plus libérale sur cette question En effet, le libéralisme est un rempart contre la pensée unique, très dangereuse dans une société. Un pays n'est riche que s'il s'inscrit dans la diversité. Il doit cependant y avoir un équilibre entre un certain libéralisme et l’implication de l’état pour soutenir et veiller à la liberté de la création. La culture est l'ambassadrice d'un pays, c'est notre vitrine, il faut donc s'assurer qu’elle soit développée.
Quels sont les éléments qui font que vous êtes optimistes quant à l'avenir culturel de notre pays ?
Je ne sais pas si je suis optimiste ou pas (rires). Mais vous savez, la vie est un combat. Rien ne vient seul, et rien ne peut être servi sur un plateau d'argent. Il s'agit de choix que l'on doit faire. Il y a des artistes qui en prenant leur décision d'en faire leur métier savent que c’est un cheminement compliqué. J'ai fait le choix de travailler dans ce domaine, et je dois batailler. Derrière, il y a des employés, des charges, il faut vivre continuer d’exister… Et quand on est là depuis 21 ans, on n’a pas envie d’abandonner. Il faut être résilient, et il faut construire à partir de ses échecs. Le Covid aurait pu nous faire abandonner, mais nous sommes toujours là ! Tant que ce que l’on fait a du sens, il faut continuer de se battre.
Dernière question : quelles sont vos passions, vos lectures, qu'est-ce que vous appréciez ?
J'adore la musique, tout type de musique. Mais quand je dois réfléchir, ou que je suis d'une humeur plus attentive aux questionnements de la vie je vais naturellement écouter de la musique classique. Mes compositeurs préférés sont Mozart, Verdi, Bach que j'aime beaucoup. Sinon j'apprécie aussi la musique algérienne : j'aime beaucoup le maalouf constantinois, j'aime aussi la issawa quand je suis d'humeur un peu plus joviale (rires). Il y a une jeune création qui est très intéressante. Je suis curieuse de tout. Pour mes lectures, j'ai un livre de chevet que je lis et relis régulièrement, c'est Le Prophète de Khalil Gibran. Mon auteur algérien préféré est Anouar Benmalek. Avec le digital, nous avons la possibilité de découvrir des penseurs intéressants, des courants alternatifs. On se perd parfois mais c'est enrichissant.
Merci d'avoir répondu à mes questions, ça été un plaisir. Je suis sûr et certain que cela inspirera beaucoup de nos camarades !
- SMAHI Racim, T3, rédacteur.